
La jeune écrivaine biennoise Zoé Borbély a passé quelques jours à la Kaplanei d’Ernen (VS) sur invitation de la fondation Vacances au cœur du Patrimoine. Une échappée littéraire.
Autorin: Zoé Borbély
L’église. C’est le repère. Quand je l’aperçois, j’ai trouvé où je vais. Sur le trousseau, deux clés forgées, aussi grandes que mes mains. J’ouvre la porte avec la troisième clé, celle qui ressemble à la clé de ma maison.
Dans le mur de la première pièce, une petite niche, faite d’un enfoncement rectangulaire surmonté d’un enfoncement triangulaire. Le signe le plus simple pour dire «maison». Toutes les maisons d’ici se dessinent de cette manière. Un volume aux arêtes droites, en dessous d’un toit, fait de deux pentes qui se rejoignent. Les églises aussi se ressemblent de l’extérieur. Un bloc blanchi, en dessous d’une tour carrée, un clocher au toit foncé et pointu. Il y en a une dans chaque village de la vallée. J’ai tout de suite mis les pantoufles.
Je traverse les pièces, je suis attirée par les points de chaleur. Les deux poêles en pierre. Je passe entre les portes neuves et les anciennes, aux poignées rudes comme mauvais bonjour. Je traverse la maison une deuxième fois. Comme un fil qui se coud, s’attache au lieu. Je découvre une dernière chambre, derrière celle où je vais dormir. Là, le parquet est large, irrégulier, les échardes ont été emportées par tous les pas d’avant.
Il y a une odeur de bois. Forte. J’aurais envie de dire, une odeur de cèdre.
La lumière passe à travers les fenêtres, petites et doubles, des ombres se superposent à la géométrie du sol. La lumière se fait prendre dans les murs peints en vert, presque turquoise. Autour du tapis, le parquet est en damier, ça donne envie de faire une partie d’échecs. Comme si en marchant on posait déjà ses pions.
Le tisonnier en main, je cherche des gestes. Les murs de la cuisine semblent couverts de bleus. Comme une vieille peau, trop tannée. La cuisine invite à manger simplement. Je grille un rösti dans la poêle huileuse de la veille.
Passer de pièce en pièce en ouvrant et refermant les portes me rappelle le système de double vitrage. Une première fenêtre s’ouvre sur l’intérieur, une deuxième vers l’extérieur. Entre les deux, un petit espace d’air retient le temps glacial. Au matin, il s’y forme une petite buée qui brouille la vue sur la vallée.
À chaque fois que je passe vers elle, je caresse la pierre pour sentir sa chaleur. La maison trouble les matières. Elles possèdent le travail des mains. La différence des matières se remarque d’abord par le regard, le changement des couleurs. Les parois du poêle sont construites d’une pierre claire, une deuxième, plus foncée, marque les contours de deux visages saints. Tout ça pour retenir les braises, qu’elles s’apaisent lentement.
La maison garde la trace d’anciens passages. En bas, dans le bois du plafond, un trou fait par l’outil, un clou qui rouille. Sur la poutre sont marqués des mots de vieil allemand. Une date: une année, un quatorzième jour du mois de mars. Je remonte les marches de pierre, hautes comme cinq pommes. Dans le séjour, des mots latins, gravés au plafond, dans les solives peintes. J’essaie de les lire. Des déclinaisons de mots religieux et sacrés. Deo, Sanctus. Dans la chambre du haut, aussi un texte latin. Le concept ne change pas. Ce qui est proche de la terre est à nous, dans la langue du peuple, ce qui est en dessus est sacré.
Je me dis que je vais passer l’après-midi dans la chapelle, en haut, à côté de la chambre. J’ai bien grandi dans une maison pleine de prières, pour moi une chapelle ne pouvait pas être dans une maison. Avec son petit bureau, ça ressemble aussi à un lieu d’écriture. Un endroit idéal pour le silence. Pour assembler des mots. On peut appeler ça une prière ou un poème.
La fenêtre donne sur le cimetière, les croix en bois. Pas en pierre, comme en bas des vallées. Les noms de ceux qui ont vécu dans la maison sont rassemblés au pied de la plus grande croix. Des noms uniques, sans famille. Celui du dernier habitant est illisible, il faudra que la neige fonde. La maison était une aumônerie, la maison du vicaire. Jusqu’en 1952. À la mort du dernier prêtre, la maison reste vide pendant septante ans. Une maison vide, c’est comme ça qu’on appelle une maison où personne n’habite.
Le mot aumône, un mot qui semble aussi disparu. Cette maison contient-elle quelque chose de sacré?
Dans le village, certaines maisons ont des écailles, les autres sont des chalets. Kaplanei se distingue de l’extérieur, avec sa façade haute. Kaplanei dit, je ne suis là ni pour garder le grain, ni seulement garder du froid. Je suis importante car je suis garante de l’ordre sacré. De l’extérieur, c’est impossible de la regarder sans voir le clocher qui dépasse derrière. Elles semblent aller de pair. Paire sainte. La maison de Dieu et celle du prêtre se tiennent côte à côte. Alors combien de maisons habite le prêtre?
Il faut la maison au prêtre pour remplir son devoir. Il faut ses murs, ses fenêtres. C’est se tenir dans ce qui est terrestre, la pierre et la chaux. Le feu dans le poêle et les saisons. Aujourd’hui, Kaplanei se rappelle son importance, au croisement des routes. Elle dit, je ne compte plus les départs.
Je marche dans la neige. Ça permet de marcher dans la trace du sabot, la trace du chien, les pas de bottes. La neige permet de voir que les petits pas des hommes avec un petit «h» sont allés partout. Sur l’autre versant de la vallée, la terre est verte. Je m’éloigne et je continue d’entendre la cloche de l’église sonner à chaque quart d’heure. Il résonne le point de retour. Jusqu’à atteindre la chapelle du village suivant. Dans ma poche droite, les clés tintent. Comme une cloche à mon cou. Les vaches ont des cloches pour qu’elles ne s’enfuient pas. Les gens ont des maisons avec des clés qui les retiennent tout autant.
Toutes les maisons que je connais ont une porte qui s’ouvre sur l’intérieur. C’est plus important de pouvoir y entrer. Les portes qui s’ouvrent vers l’extérieur sont installées pour les mesures de sécurité, pour fuir.
Comme moi, Kaplanei a une date de naissance, 1776. Je ne sais pas le temps qu’il a fallu pour qu’elle devienne entière. Depuis, elle se tient en mouvement, comme les pluies, qui la transforme lentement. Une dernière restauration en 1938, puis en 2023. Comment sera le monde quand elle s’effondrera? Dans son envers apocalyptique, comment sera-t-elle lorsque le monde ne tiendra plus?
Depuis que je suis rentrée chez moi, je fais des rêves de Kaplanei, parfois elle penche sous mon poids, les étages plient et je risque de glisser, une autre fois, elle est une tour
qui ne contient qu’un vide. Il est difficile d’y survivre. Le rêve me dit, sans maison je péris, je n’ai rien de nomade dans les jambes.
J’ai laissé Kaplanei derrière et j’ai marché jusqu’à la chapelle du village suivant, elle se tient sur une petite colline, ça m’a permis de la voir de loin. Assise sur un banc, j’observe des mésanges. Comme elles, je ne pars pas l’hiver

Zoé Borbély a étudié à l’Institut littéraire suisse et été lauréate du Prix Interrégional des Jeunes Auteurs (PIJA). En marge de l’écriture, elle se consacre à la microédition et publie des petits ouvrages poétiques. Elle poursuit actuellement des études de français moderne à l’Université de Lausanne. Dans Les moucherons, son premier texte publié, Zoé Borbély nous emmène avec elle dans les ruelles de sa vieille ville, dans les appartements et les bars de sa cité de cœur: Bienne. (Les moucherons, Label
Rapace, 2024, 76 p., ISBN – 978-2-940695-26-3, CHF 24.–)